6.5/10Quand on sait tout on ne prévoit rien

/ Critique - écrit par Kassad, le 29/10/2004
Notre verdict : 6.5/10 - Quand les émotions prennent le pas sur la réflexion (Fiche technique)

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Claude Allègre est bien connu pour son passage détonant au ministère de l'éducation. Tout le monde se souvient de ses déclarations impulsives et de l'accueil qui leur fut fait. On a tendance à oublier le scientifique derrière l'homme publique. Or c'est, surtout mais pas uniquement, en scientifique qu'il s'est attelé à son dernier livre : quand on sait tout on ne prévoit rien. Plus précisément il traite des liens entre la science, la société civile et la classe politique. En ces temps où le principe de précaution vient d'être inscrit dans la constitution, et où les débats sur les OGM, le désamiantage et plus généralement les risques sociétaux et leur gestion bat son plein, il apporte son point de vue.

Comme on peut s'y attendre le ton et le style de Claude Allègre sont typiques du personnage : des affirmations qui sont tout le contraire de diplomatique, et un langage sans détours sont au rendez-vous. Il faut reconnaître qu'il a un talent particulier pour trouver des images frappantes pour illustrer ses propos. Ainsi pour dénoncer l'ignorance dont il est fait étalage dans les médias à propos des OGM il choisit la métaphore suivante (et qui scientifiquement est tout à fait justifiée) : au sujet d'un agriculteur qui faisait part de ses craintes quant à la possible contamination de ses champs par les expériences sur les maïs transgéniques, il fait remarquer que c'est équivalent à interdire à son voisin de posséder un chien sous prétexte qu'il pourrait engrosser ses chats. Le pire est que cette image n'est vraiment pas exagérée et que ce genre de propos est monnaie courante dans les médias. Les craintes les plus absurdes y sont plus sûrement relayées que les avis raisonnés, mais complexes, de personnes pesant le pour et le contre. La cabale dont a été victime Georges Charpak (prix Nobel de physique) alors qu'il remettait en cause les conclusions (on le sait maintenant complètement fausses) de Benveniste sur "la mémoire de l'eau" (censées donner une caution "scientifique" à l'homéopathie) en est un autre exemple édifiant !

Le constat d'Allègre, car il s'agit plus de cela que l'expression d'un point de vue politique, est celui d'un échec profond de notre société. La science, plus généralement la raison, et la politique ne sont plus en bons termes. Sous la pression conjointe des médias qui relaient instantanément l'information, avec une prise de recul minimale et une préférence pour l'émotion contre la réflexion, et de l'inculture scientifique de notre classe dirigeante, c'est une véritable remise en cause du pacte datant des lumières qui est en cours. Quand on sait tout on ne prévoit rien est donc, en premier lieu, un recueil d'exemples illustrant ce nouveau penchant de notre société. OGM, réchauffement de la planête, thérapies géniques, crise de la vache folle, etc. sont d'abords expliqués dans des termes simples et compréhensibles du plus grand nombre. Ensuite Allègre montre comment ces problèmes ardus et demandant une réflexion approfondie sont traités sur un mode fantasmatique.

L'autre point important de cet essais est la mise en cause du manque de courage politique dont font preuve nos élites (toute tendances confondues). Et là le courage et la franchise d'Allègre sont méritoires. Il se prend lui même en exemple en n'hésitant pas à se critiquer. Sur le désamiantage de Jussieu notamment il admet qu'il a du céder devant la pression (allocutions du président de la république, des différents ministres). Je ne reprendrais pas tous les arguments mais simplement deux qui me semblent représentatifs : les mesures ont montré que l'air de Jussieu avant désamiantage contenait autant de fibres (celles qui sont responsables des maux)...que les rues de Paris à la même époque. Allègre en conclut que s'il fallait évacuer Jussieu, alors si l'on avait été cohérent il aurait aussi fallu évacuer la capitale. Finalement Jussieu fonctionne depuis trente ans. On peut estimer à plus d'un million cinq cent mille les personnes qui y sont passées. Sur cette masse de gens on peut au plus relever dix cas de maladies liées à l'amiante. Encore s'agit-il pour la plupart des cas d'ouvrier ayant participé aux travaux d'installation. En regard de ce risque il faut mettre le milliard d'euros dépensé pour désamianter (ce qui entre parenthèse à fait augmenter le taux de fibres d'amiantes d'un facteur 10 sur le lieu)...milliard d'euro qui n'a pas été investi dans les services d'urgences débordés lors de la canicule de l'été 2003 par exemple (qui elle a fait selon les estimations autour d'une dizaine de milliers de morts).

Allègre ne propose pas une république des savants, il veut avec ce livre ouvrir le débat sur des bases saines. D'ailleurs il prend bien soin de ne pas mettre en avant ses opinions. Il pointe du doigt les erreurs factuelles trop longtemps entretenues sur des sujets d'actualité. Ce livre se veut aussi un appel au courage politique et à la responsabilité des citoyens. Une société sans risques n'existe pas, il faut pouvoir les assumer, les discuter pour savoir quelles décisions prendre. Mais ces discussions tirent de plus en plus vers la caricature où toute proposition incluant un risque est immédiatement exacerbée au delà de toute raison. Si l'on reprend l'exemple du désamiantage de Jussieu la seule question qu'un journaliste va poser sera : "Mais vous niez que l'amiante soit dangereuse pour la santé ?", sans aller plus loin et coupera la parole dès qu'on tentera une réponse élaborée durant plus de 12 secondes.

Il faut voir ce livre comme un cri d'alarme plus que comme une réflexion sur les causes de ce délabrement mental de notre société. Mon penchant philosophe y voit une limite, j'aurais bien aimé que la réflexion sur ce malaise de la rationalité y soit plus profonde. Mais cet essai a le mérite d'exister et il représente un petit îlot de bon sens dans un paysage médiatique gouverné par les émotions et en cela il mérite d'être lu et réfléchi.